De l'action féminine en période de révolte(s) et de révolution(s)



Catherine Dhaussy et Anne Verjus


Version avec notes de recherche1



Nous prendrons les révoltes et révolutions comme un terrain pour aborder l'action féminine à une époque qui, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, se caractérise à la fois par "une violence contre l'autorité politique" et un "changement très important dans l'ordre humain2". Ce qui nous amène à nous interroger sur l'éventuelle spécificité, en soi et aux yeux des contemporains, d'une action dite féminine dans un contexte de révoltes (y a-t-il une révolte féminine, une révolte de femmes, une révolte -- malgré l'anachronisme -- de "féministes", des femmes dans les révoltes, etc.) et de révolutions (y a-t-il une participation des femmes à la politique révolutionnaire, et si non, ont-elles une situation politique autre que participative ?) En d'autres termes, où sont les femmes, que font-elles, que sont-elles, que veulent-elles et que veut-on qu'elles soient ?


I. L'action féminine dans la violence

La forme la plus évidente d'action féminine est sans doute la participation concrète de femmes à des mouvements de révolte ou de révolution. Attestée dans tous les pays, elle peut revêtir différentes formes et être décrite et analysée diversement par les historiens.

Ainsi les chantiers ouverts à partir des années 1960 aux États-Unis et du bicentenaire de la Révolution française en France conduisent-ils les historiens (historiennes pour la plupart, faut-il le préciser ?) à identifier, voire à souligner la présence pourtant minoritaire de femmes dans les mouvements de révolution des deux pays : quelques soldat(e)s, telles Margaret Corbin, prenant la place de son mari mort au combat, ou Deborah Sampson, connue pour s'être enrôlée sous le nom de Robert Shirtliffe, des gardes-malades et infirmières, à l'instar de Margaret Morris, des espionnes de plus ou moins grande envergure, d'autres femmes se trouvant directement impliquées sur le champ des opérations militaires, en tant que cantinières, lavandières ou cuisinières, sont autant de figures auxquelles l'historiographie s'est appliquée, de part et d'autre de l'Atlantique, à redonner consistance3.

Il reste cependant plus fréquent d'associer, depuis fort longtemps, la figure des femmes avec les luttes pour le pain, notamment en Angleterre et en France4. Les révoltes frumentaires (food riots) ont rythmé l'histoire britannique de la fin du XVIIIe au début du XIXe siècle : on n'en dénombre pas moins d'un millier entre 1790 et 1810, que les études classiques présentent comme des actions typiquement féminines5. C'est notamment la position de l'historien Edward P. Thompson qui affirme que les instigateurs de ces mouvements étaient le plus souvent des femmes : chargées de l'achat du pain, elle pouvaient se montrer plus sensibles aux prix et à la qualité des produits6. En France, il est avéré que les difficultés de ravitaillement ont directement provoqué "la formation de foules féminines importantes et distinctes7". Une autre raison a pu être avancée : Robert Southey, un contemporain anglais8, explique l'implication massive des femmes dans ces révoltes par leur moindre exposition aux conséquences juridiques d'une telle attitude, en raison notamment d'une relative impunité féminine en la matière9. Jean Nicolas souligne ce trait pour la France10 et avance que "cette relative immunité explique le partage des rôles11". De fait, des jugements particulièrement rigoureux sont cassés par le parlement de Paris, certaines peines parmi les plus lourdes peuvent être commuées en des punitions moins sévères par les cours de justice anglaises et françaises12. Dans certains cas au moins, les émeutiers semblent avoir été bien conscients de ces différences de traitement juridique13. À l'inverse, on trouve, des deux côtés de la Manche, des sentences exemplaires prononcées à l'encontre des femmes : après une aggravation de sa peine en appel, la Lyonnaise Henriette Ladit se voit ainsi condamnée, au début des années 1770, à être "fustigée nue à 'tous les carrefours' par l'exécuteur de haute justice et flétrie au fer chaud d'une fleur de lys sur l'épaule droite, avant d'être enfermée pour neuf ans en maison de force14". John Bohstedt, tout en rappelant, d'une part que les Anglaises et les Galloises participaient souvent à des soulèvements parmi les moins violents, susceptibles de leur ouvrir les voies de la négociation plutôt que des condamnations, et en citant, d'autre part, le cas d'une commutation de peine, rapporte cependant deux cas de pendaison et conclut, sur la base d'hypothèses qui, admet-il, demanderaient des travaux complémentaires sur la question pour être étayées, à l'égalité des sexes dans la répression des émeutes frumentaires15. Bref, si la perception de la relative impunité des femmes dans les luttes pour le pain apparaît similaire parmi les contemporains des deux pays, en revanche les historiens français et anglais tendent à diverger quant à la validité de ce poncif de la fin du XVIIIe siècle. En tout état de cause, l'historiographie classique présente les révoltes frumentaires anglaises comme le lieu d'expression de femmes par ailleurs absentes des débats et dépeintes comme des "mégères" que la nécessité de pourvoir aux besoins domestiques rend difficilement apprivoisables.

Cette vue traditionnelle a cependant commencé d'être mise en question dans les années 1980. La réfutation est notamment venue de J. Bohstedt qui, au moyen d'une étude poussée de 617 émeutes intervenues en Angleterre et au Pays de Galles entre 1790 et 1810, conclut au "mythe" du caractère féminin de cette forme de révolte ; certes, les femmes participaient aux food riots, mais il conviendrait de ne pas se méprendre sur leur rôle : avant la Révolution industrielle, maris et épouses contribuaient à égale hauteur à l'approvisionnement du foyer et c'est en tant que tels que les représentants des deux sexes se retrouvaient dans les actions protestataires16. Il serait anachronique, ajoute J. Bohstedt, d'appliquer la division sexuelle qui se mettra en place au milieu du XIXe siècle à une époque où le poids politique des femmes aura beaucoup diminué, à cette période proto-industrielle qui est celle des grandes révoltes frumentaires de Grande-Bretagne. Ce schéma vaut pour la Grande-Bretagne ; il ne semble en revanche que très partiellement applicable à la France, selon J. Nicolas qui souligne le "rôle primordial" des femmes dans les émeutes de subsistances, estimant qu'"elles l'emportent en nombre sur les hommes dans 70% des tumultes frumentaires observés17", en particulier sur les fronts urbains.

Les historiens des deux pays s'accordent, enfin, pour distinguer, en ce qui concerne la participation féminine, plusieurs types de soulèvements, élément supplémentaire susceptible d'éclairer les différences entre la France et la Grande-Bretagne : dans les deux cas, les femmes des campagnes agricoles se mêlaient moins aux soulèvements que leurs consÏurs des villes, la participation des Anglaises et des Galloises étant plus marquée dans les centres urbains en pleine expansion où industrialisation et instabilité allaient souvent de pair. Le contexte diffère passablement, entre deux pays qui ne sont pas touchés au même moment par les prémices de cette révolution d'un autre type, sans qu'il paraisse cependant possible d'estimer avec précision le poids de ce paramètre dans les révoltes frumentaires de la fin du XVIIIe siècle.

Lorsque les femmes ne participent pas aux diverses émeutes et manifestations, on peut les voir s'impliquer dans d'autres types d'actions politiques : en France, on a montré comment les Vendéennes d'une part18, les mères et épouses d'émigrés d'autre part19, s'étaient engagées pour et contre la cause patriotique; de même, dans les colonies américaines, les Daughters of Liberty prennent-elles une part déterminante au boycott des produits anglais, au premier rang desquels les étoffes et le thé20, ou dans l'encouragement à l'économie locale21. Les historiens s'accordent pour reconnaître le rôle de "complément démocratique" des femmes dans les luttes politiques contre la tutelle anglaise22. Et si, stricto sensu, les Daughters of Liberty tendent à se trouver parmi les épouses ou les filles des Sons of Liberty apparus en 1765, hommes et femmes sont bien, dans la révolte, "frères et soeurs d'armes"23.

Sans toutes aller jusqu'à sacrifier leur vie, leurs biens et leur confort, à l'instar d'une Olympe de Gouges24 ou d'une Rachel Lovell Wells25 dont les exemples ne manquent ni de grandeur ingénue ni de réel pathétique, les femmes, à l'instar des hommes et qu'elles soient paysannes, épouses d'émigrés, Vendéennes, artistes, soldates ou lavandières, payent largement de leur personne dans l'ensemble des révoltes et violences qui ont participé, de part et d'autre de l'Atlantique, aux processus révolutionnaires.


II. Révolutions : participation et situation politiques des femmes

Nous l'avons dit : ce n'est que récemment, à partir de la fin des années 1990, que l'historiographie a reconnu les femmes comme des actrices de la marche plus ou moins violente qui a mené aux (ou fait les) Révolutions de la fin du XVIIIe siècle. Jusqu'alors, les écrits, les témoignages, l'histoire, avaient surtout retenu leur absence de la scène révolutionnaire26. Il y a une raison majeure à cela : les femmes se sont tout de suite vues privées de ce qui constituait à l'époque, et a longtemps constitué dans l'historiographie, le "noeud de la guerre", à savoir le droit de vote27.

En France, on a longtemps inféré de cette absence de suffrage, une absence politique "tout court" et de là, un processus d'exclusion, plus ou moins intentionnel, des femmes28. Si ce trait peut paraître moins marqué en Grande-Bretagne (les Révolutions du XVIIe siècle n'ayant pas entraîné l'accès au vote pour tous), un type de raisonnement similaire se retrouve aux États-Unis, même si ce n'est pas à proprement parler la Révolution nationale qui instaure directement ce qui a parfois été appelé une "démocratie masculine blanche".

On sait depuis fort longtemps, en histoire politique, que le droit de vote était moins révolutionnaire en soi que le basculement de la souveraineté du roi vers le peuple29 et qu'on ne peut comprendre l'"élection" (déjà présente dans les pratiques d'ancien régime, pratiquée parfois par des femmes ou des communautés de femmes30) si on ne la relie pas à l'avènement, au même moment, de cette souveraineté nationale. C'est dans ce contexte que nous proposons d'interroger le sens que les femmes pouvaient donner, alors, à leur combat et à leur inscription dans le politique.


Qu'en ont-elles dit et pensé ? Qu'en a-t-on fait ?

Force est de reconnaître qu'il reste peu de traces des paroles et réflexions féminines sur la Révolution31. Rares sont les femmes qui, à cette époque, ont pris publiquement la parole -- et pour cause ; plus rares encore sont celles qui l'ont prise pour revendiquer un droit de vote32. Pierre Guyomar, l'un des seuls défenseurs d'une citoyenneté étendue aux deux sexes, ne parvient même pas à ouvrir le débat sur la question33.

On connaît la tonalité des mentalités de l'époque sur la question : les textes d'Amar et de Chaumette34, souvent cités, reflètent assez bien le sens commun d'alors quant à la répartition des fonctions, dans la cité, entre hommes et femmes : aux premiers, la représentation dans l'espace public ; aux secondes, les "tendres soins [qui] sont dus à l'enfance, les détails du ménage, les douces inquiétudes de la maternité35". Aux premiers, le droit de suffrage afférant à cette capacité représentative, aux secondes la tâche d'éduquer et moraliser les futurs citoyens. La même division prévaut outre-Atlantique : si l'on en croit les conseils d'ouvrages de l'époque36, aux Américaines doivent échoir les soins du foyer, ceux qui relèvent de la "domestic sphere".

Il semble bien qu'en la matière un consensus ait régné : si participation, présence et action des femmes il pouvait ou devait y avoir, ce n'était en tout cas pas sur le terrain de la participation électorale37 ; ainsi la Constitution du New Jersey qui, faute de précisions dans l'énoncé d'un article, ouvrait en 1776 à certaines veuves et célibataires la possibilité de voter aux élections locales, a choqué avant d'être amendée, en 1807, dans le sens prévalant à l'époque38.

Afin de comprendre ce qui aujourd'hui nous paraît relever de l'exclusion inique, il faut se pencher sur la théorie de la représentation politique de l'époque révolutionnaire. Nous verrons alors comment l'action féminine se comprend et se situe, politiquement, dans l'organisation générale de la cité.

Une série de travaux de recherche ont souligné l'appartenance des citoyennes au souverain39. Cette appartenance sans participation, ou citoyenneté sans suffrage, rappelle d'anciennes formes d'appartenance à la cité romaine40 que les révolutionnaires français, imprégnés de droit antique, n'étaient pas sans connaître41 : c'est en tant que membres du corps politique que les femmes ont droit à une égale protection de la loi. Par ailleurs, la théorie de la représentation politique à l'époque révolutionnaire fait de l'électeur un simple instrument au service de l'expression de la volonté générale ; n'étant en rien le mandataire des intérêts d'un groupe particulier42, chargé par la nation de désigner les députés de l'Assemblée, celui qui vote parle aussi pour ceux et celles qui, membres de la nation comme lui, n'ont pas "voix au chapitre ", au premier rang desquels les femmes, les enfants et les domestiques. Et si les États-Unis ont pu, un temps, sembler s'éloigner de ce modèle (longtemps prédominant en Grande-Bretagne où les domestiques restent écartés du vote jusqu'à la fin du XIXe siècle), leurs Constituants ont rapidement désigné, aux côtés des femmes et des enfants, un autre groupe interdit de suffrage, celui des esclaves et plus généralement des Noirs -- qui apportent leur nombre à leurs maîtres, selon la règle des 3/5e, mais qui, jusqu'à la fin des années 1860, ne votent pas plus que les femmes et les mineurs.

On peut aujourd'hui assez facilement comprendre cette capacité supposée, innée, des électeurs à parler ainsi au nom de "plus grand qu'eux ", autrement dit la capacité d'un groupe d'individus à parler au nom d'un ensemble qui, numériquement, le dépasse, puisque c'est la même conception qui traverse notre définition actuelle de l'électeur français43. Seule l'unité de référence a changé : à l'époque révolutionnaire, l'électeur est jugé capable de parler au nom d'un ensemble familial qui englobe non seulement ses enfants mineurs, mais également son épouse et, on l'oublie trop souvent, ses domestiques44. Roederer, acteur politique essentiel de toute la période révolutionnaire45, a su résumer, mieux que personne, ce principe du droit électoral révolutionnaire : "il me paraît universellement reconnu, il l'est surtout en France, que les chefs de famille seuls sont citoyens ; bien entendu que sous ce mot, comme chez les Romains, sous le mot de pater familias, on doit comprendre non seulement le père de famille, mais aussi celui qui peut l'être. C'est en vertu de ce principe que les femmes, les mineurs, les domestiques, les soldats mêmes, sont exclus des droits de cité. Et quelle reconnaissance plus solennelle du principe que cette exclusion ?46" Au sein de cette "unité englobante", les membres sont censés n'avoir pas d'autre opinion que celle de leur chef : c'est cette "famille politique " constituée du couple, de ses enfants et de leurs domestiques qui forme l'unité politique élémentaire de la Nation47. C'est par elle que s'opère le lien à la fois naturel et politique entre les électeurs et le reste de la Nation ; c'est par elle, enfin, que toute femme se trouve représentée dans la Nation parce que toute femme, qu'elle soit fille, épouse ou veuve est par nature un membre subordonné dans la famille, comme tout citoyen est, dans la famille, celui qui détient l'autorité naturelle. Quant aux hommes, il n'est pas de réponse simple (c'est-à-dire sur la base de leur seule masculinité) à donner en la matière, puisqu'ils se répartissent de part et d'autre des frontières juridiques dans la famille comme dans la cité, certains étant chefs naturels du seul fait de n'être pas domestiques quoique ni pères ni même mariés, d'autres étant pères mais sans droit de suffrage car déléguant leurs contributions à un fils, d'autres simples domestiques, enfants ou adultes mineurs, sans aucun droit. La femme, toujours subordonnée à un chef de famille, fût-il son fils, se trouve "naturellement " représentée dans la Nation. S'il existait, son suffrage viendrait, disent certains, redoubler celui de leur époux, tant le principe de l'unité d'intérêts dans la famille est admis et ce serait une injustice faite à tous ceux qui ne sont pas encore mariés. Tandis qu'un homme, selon sa situation dans la famille, selon qu'il en est le chef naturel ou un simple domestique, se voit reconnaître ou non la capacité à parler, autrement dit à exprimer la volonté générale qui est celle du pays comme elle est, pense-t-on, celle de sa famille48.

C'est ainsi que l'on peut mieux comprendre le peu d'empressement des femmes à revendiquer un suffrage pensé comme un attribut exclusif du pater familias et que s'éclaire le discours universaliste de législateurs convaincus de n'exclure aucun individu de la Représentation nationale quand ils accordent ce droit de vote à tous les citoyens que sont les Hommes de la Déclaration des Droits. C'est que tous les autres, femmes, enfants et domestiques, parce qu'ils sont des membres subordonnés de la famille, ne peuvent se voir reconnaître l'individualité politique que seul confère le statut de chef naturel de cette société.


On a trop vite assimilé cette réelle subordination des femmes dans la famille à leur "relégation" dans la sphère privée, supposant ainsi que le familial se trouvait aux frontières extérieures du politique. Aux femmes le privé, aux hommes le public : si tel peut être grossièrement résumé, en effet, le mot d'ordre de l'élite républicaine pendant toute la période, il y a là une pensée, une volonté et une action politiques qui méritent d'être prises au sérieux. C'est par elles que l'action des femmes à cette époque de révoltes et de révolutions prend, aussi, une partie de son sens.


Qu'en ont-ils dit ? Les femmes comme moyen de gouvernement

La volonté d'organiser la société politique démocratique en assignant à chacun des membres du couple conjugal des fonctions spécifiques remonte, dans le cours des influences intellectuelles révolutionnaires, au moins à Rousseau.

Rousseau n'est pas un féministe au sens moderne du terme et il serait vain de vouloir lui reprocher de ne pas être cela. Il y a là peut-être un mystère pour la femme d'aujourd'hui qui, si elle se penche sur le modèle de Sophie, risque en effet de n'y voir qu'aliénation, soumission et enfermement49. Reste que ses ouvrages sur les femmes, sur la maternité comme fonction naturelle et noble à la fois, ont été universellement appréciés des femmes cultivées qui ne manquèrent jamais, jusqu'au début du XIXe siècle, de louer celui en qui elles voyaient un maître50. Il y a manifestement, dans la mise en valeur de la fonction sociale des femmes en tant que mères, une "cause " qui, pour nous étonner aujourd'hui, n'en est pas moins ressentie comme une véritable avancée dans les fonctions reconnues à cette catégorie de la population.

La démarche du philosophe repose sur la conviction que la justice consiste à se rapprocher du modèle de la nature -- refus des privilèges (usurpés) de la noblesse d'une part, retour à des tâches plus propres à la nature féminine d'autre part (sphère domestique et soins des enfants) d'autre part. Les fonctions des uns et des autres dans la société sont ainsi pensées comme le fruit d'un juste et nécessaire retour à la nature des choses, et la citoyenneté des uns ne peut se confondre avec la citoyenneté des autres, la nature ayant marqué d'elle-même la spécificité des fonctions respectives.

Pour Rousseau, toute éducation vise à conformer la personne à son destin naturel, différent selon le sexe. Mais il n'y a pas une femme qu'il faudrait contraindre pour la soumettre à son chef naturel opposée à l'homme dont l'éducation ne serait soumise à aucune contrainte ; ni d'une part une femme naturelle et d'autre part un homme social, au sens où la première resterait enfermée dans son destin sexué et l'autre parviendrait à s'en libérer. Il y a plutôt "une subordination commune de l'homme et de la femme à une destination qui les déborde51".

Rousseau commence le Livre V, sur l'éducation de Sophie, en reconnaissant qu'"en tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme : elle a les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés52". Ce que la pensée moderne peine à admettre, c'est que la reconnaissance d'une différence n'implique pas nécessairement une infériorisation de l'un des termes53 ; or, Rousseau précise bien qu'"en ce qu'ils ont de commun, ils sont égaux ; en ce qu'ils ont de différent ils ne sont pas comparables54."

Rattachant les inégalités de devoirs entre les hommes et les femmes à leur appartenance sexuelle, il invoque moins la nature pour confirmer chacun dans son rôle que pour au contraire l'engager à suivre sa voie naturelle, dont jusqu'à maintenant des moeurs corrompues (ce qui est pensé comme social) l'ont détourné. C'est comme un combat contre les moeurs aristocratiques et plus généralement contre les inégalités sociales qu'il envisage l'éducation. Tout son plan consiste à faire en sorte que chacun des deux sexes se trouve en conformité avec son destin particulier, indépendamment de son appartenance à tel ou tel ordre de la société, telle ou telle lignée qui le déterminait et le soumettait à l'autorité du chef de famille.

La contrainte existe pour plier l'individu aux devoirs de son sexe, car pour naturels qu'ils soient, ceux-ci ne sont ni innés ni évidents. La femme ne naît pas contrainte et soumise, mais ses devoirs particuliers dans la société, étant donnée sa nature de mère et d'épouse, l'invitent à devenir telle. Rousseau n'est pas dupe de la capacité des individus à enfreindre les lois naturelles, et c'est à l'encontre de cette dénaturation qu'il prétend aller ; il y a bien un destin tout tracé que la liberté de tout être lui permet (ou non) de suivre. L'éducation est précisément ce qui fait toute la différence entre les être dénaturés et les autres. Suivre sa nature ne signifie pas se laisser aller à ses instincts, mais bien plutôt s'éduquer à accepter les devoirs et les contraintes qu'impose, dans la société, l'appartenance à un sexe.

Aussi l'homme selon Rousseau, tout autant que la femme, devra pour devenir citoyen accepter d'oublier son "moi " pour penser au nom de l'intérêt général. Ce qui distingue les deux sexes, c'est bien les domaines dans lesquels leurs contraintes respectives s'exercent et prennent sens : la famille ou la cité. De même que la femme parviendra par l'éducation au type de perfection que demande sa nature, de même l'homme, par une éducation différente, comprendra qu'il ne peut échapper à son destin d'homme "naturellement social ", c'est-à-dire que le lien qui l'unit à la communauté politique est naturel à sa condition d'homme. De fait, c'est bien d'"aliénation " que Rousseau parle, à propos du "pacte social"55.

Par le contrat social, l'homme devenu citoyen perd sa liberté naturelle56 et gagne sa liberté civile (limitée par la volonté générale). Rousseau n'envisage en effet dans une cité que "l'homme civil", "unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social57". Et d'ajouter : "Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune ; en sorte que chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout58."

Aussi, pour éduquer un garçon, faut-il opter "entre faire un homme ou un citoyen59" car on ne peut à la fois élever un homme "pour lui-même" et "pour les autres". Le citoyen idéal est celui qui s'efface devant l'assemblée de ses semblables, de même que la "citoyenne" est celle qui saura sacrifier ses enfants et son époux pour le bien de cette communauté. Chacun, selon Rousseau, sacrifie son moi au bien collectif, dans un oubli de soi qui est commun à l'homme et à la femme tels qu'il les souhaiterait dans la cité60. Ce modèle rousseauiste de la citoyenne et du citoyen se retrouve dans maint ouvrage qui, de près ou de loin, aborde la question du rôle des femmes dans la patrie61 : il existe bien un modèle républicain de l'épouse exhortant "son" soldat, de la mère récompensant son fils et, plus largement, de l'unité d'intérêts politiques entre les époux62, qui s'avère d'autant plus prégnant, dans ces années de révolutions, qu'il est présenté comme l'exact contre-modèle des pratiques aristocratiques de la monarchie d'Ancien Régime en matière familiale et politique -- puisque c'est tout un63. Certains textes de P.-L. Roederer, dont son cours d'organisation sociale de 1793, sont emblématiques de cet usage du pouvoir féminin à des fins politiques : "qu'on se rappelle, dit-il, ces fêtes lacédémoniennes instituées par Lycurgue, où des filles jeunes et belles venaient dans l'assemblée du peuple couronner les jeunes guerriers qui s'étaient signalés, et lancer les railleries méprisantes sur les lâches qui avaient mal servi la patrie ; et l'on concevra tout ce que la patrie retirait d'avantages de la puissance de l'amour. Et, en effet, quelle ardeur pour la vertu ne doit pas naître du désir de posséder les êtres à qui la nature a confié le dépôt du plus vif de nos plaisirs, lorsque ces êtres exigeront des preuves de vertu pour prix de leur possession ?" Et le professeur, futur rédacteur de la loi sur la Légion d'honneur, de demander comme une des meilleures garanties de l'ordre social, que les femmes, naturelles "dispensatrices augustes des plus douces récompenses, des plus sensibles châtiments " soient, dans les fêtes nationales, celles qui distribuent les couronnes afin d'exercer une "super-magistrature qui assurerait la régularité de toutes les autorités". Si, continue-t-il, "l'on entrevoit l'important emploi qu'il est possible de faire du pouvoir naturel des femmes sur les hommes pour le perfectionnement de la société civile, on ne trouvera plus d'argument et on n'en cherchera plus sans doute contre l'exclusion des femmes hors de l'enceinte de la société civile, ni contre le principe sacré de la liberté inaliénable de leur cÏur et de leur main.64"

On est seulement en train de découvrir que les révolutionnaires avaient une vision très claire du moyen de gouverner les hommes en usant, pour ce faire, de tous les outils que les "sciences morales et politiques " mettaient à leur disposition65. Dans cet art de gouverner les hommes, dont le mouvement des Idéologues s'était fait une spécialité, l'ensemble des passions humaines susceptibles d'agir sur la volonté et les motivations des hommes étaient interrogées66. Selon ce dispositif de direction des hommes par leurs passions et par leur amour-propre, les femmes étaient supposées détenir deux fonctions clés : en tant qu'épouses et mères, elles avaient la tâche d'amener les membres de la famille à la morale républicaine dont dépendait tout l'édifice politique révolutionnaire ; en tant que femmes, autrement dit en tant qu'objet des passions masculines, elles étaient considérées comme un moyen sûr d'amener les hommes là où l'Etat désirait qu'ils allassent67. Ainsi Amar et Chaumette, lorsqu'ils "renvoient " les femmes à la famille, sont-ils loin de les exclure de la construction de la République. Ils les assignent au contraire, dans la plus pure tradition rousseauiste, à des fonctions domestiques d'autant plus efficaces, politiquement, qu'elles sont jugées en accord avec la nature passionnelle des hommes et des femmes et les fondements conjugaux de la cité. Il y a là une politique de matrimonialisation de la citoyenneté présentée comme le remède le plus efficace contre les anciennes pratiques libertines et monarchicides d'une aristocratie honnie qui permet de situer les femmes dans le processus de construction politique de la démocratie.

En Amérique, c'est sur la base de références moins marquées que les femmes exhortent, elles aussi, les patriotes au combat, en même temps que, inversement, elles jettent l'opprobre sur les autres. Dès la fin des années 1760, commencent ainsi à paraître dans plusieurs journaux des proclamations patriotiques sous des plumes féminines, anonymes ou non : poèmes encourageant à soutenir le boycott68, engagements collectifs69, publicité pour les séances de filage et tissage... À Boston, centre de résistance majeur, il était de tradition, depuis les guerres contre les Indiens et contre les Français, que les femmes appellent les hommes au patriotisme et couvrent de honte les pleutres. Les affrontements avec les tuniques rouges ravivent ces comportements déjà considérés comme des habitudes70. De fait, durant toute la période des troubles révolutionnaires, ces femmes exhorteront les hommes à l'action et vilipenderont les lâches, parfois de manière très radicale -- on les retrouve jetant des plumes sur des couards engoudronnés... Il ne faudrait pas voir dans ces harangues féminines une exclusivité américaine et ce, quelle que soit l'origine sociale des protagonistes : le comportement des Françaises impliquées dans les tumultes de subsistances ne diffère en effet guère de celui de leurs homologues outre-Atlantique, comme le montrent les invectives lancées par les émeutières de Cerelle en Tourains qui, en 1778, poussent les hommes à l'action en les traitant "de lâches et de poltrons71". En France ou en Amérique du Nord, la carotte et le bâton se manient de manière similaire vis-à-vis des compagnons de révolte.

Aux États-Unis cependant, concernant notamment les bourgeoises, c'est l'idéal de la "Republican motherhood" qui domine dans l'historiographie traditionnelle et parfois au-delà : un manuel d'histoire américaine, classique régulièrement réédité, peut ainsi affirmer sans détour : "[...] The ideal republican man [...] was an individualist, seeking advancement for himself and his family. The ideal republican woman, by contrast, always put the well-being of others ahead of her own. Together European American men and women established the context for the creation of a virtuous republic. [...]72" Dans ces conditions, les femmes, éléments majeurs du système issu de la Révolution73, devaient recevoir une éducation les rendant capables d'éduquer leurs enfants de manière à leur inculquer et à leur rappeler sans relâche les principes fondateurs des États-Unis naissants. L'éducation par les mères aux vertus de la République concernait bien entendu plutôt les jeunes enfants. Elle pouvait néanmoins continuer jusqu'à l'âge adulte : Abigail Adams, que l'on verra suggérer à son mari de tenir compte des femmes dans la Constitution, écrit ainsi à son fils alors étudiant à l'université : "Justice, humanity, and benevolence are the duties you owe to society in general. To your country the same duties are incumbent upon you, with the additional obligation of sacrificing ease, pleasure, wealth, and life itself for its defence and security. To your parents you owe love, reverence, and obedience to all just and equitable commands. To yourself- here, indeed, is a wide field to expatiate you. To become what you ought to be, and what a fond mother wishes to see you74." Et qu'il y ait débat parmi les historiens sur la question de savoir si cette situation constituait une avancée ou un recul pour les Américaines illustre peut-être surtout la difficulté actuelles à appréhender la logique révolutionnaire dans son contexte...

Si la citoyenne est d'abord et avant tout l'épouse du citoyen et la républicaine l'épouse du républicain, entre la France et le monde anglo-américain, une divergence apparaît cependant, concernant la passion comme moyen de gouvernement. Il semble bien s'agir, en effet, d'une spécificité française. À tout le moins, dans le monde anglo-américain, le principe même d'une telle action politique par les femmes ne semble ni reconnu ni même accepté : non seulement on n'en trouve, à première vue, pas trace en Grande-Bretagne, mais les États-Unis en formation fournissent un contre-exemple assez éloquent. Alors que son mari John s'est absenté du foyer pour participer à la rédaction de la Constitution75, qui laissera intacte la Common Law anglaise définissant le statut juridique des femmes76, Abigail Adams échange avec lui un abondant courrier. Il s'agit là d'une correspondance intime sans doute, comportant des considérations privées, mais aussi des réflexions appelées à la célébrité : "Dans les nouveaux textes de lois qu'il vous faudra, je présume, rédiger, je souhaite que vous vous souveniez des dames, et que vous soyez plus généreux à leur égard, et plus clairement en leur faveur que ne le furent vos ancêtres77", lui demande-t-elle ainsi au début de l'année 1776. Par retour du courrier, son époux lui fait savoir toute l'extravagance de sa demande, qu'il écarte d'un jugement sans appel énoncé sur un ton léger : "En ce qui concerne vos Lois tout à fait extraordinaires, je ne peux qu'en rire78" -- arguant ensuite de l'équilibre réel au sein des foyers, où la domination théorique des hommes laisse la place, dit-il, à leur soumission dans les faits79. Peut-être n'est-ce pas complètement faux au sein des familles ; l'échange même entre les époux Adams, qu'Abigail clôt en prenant sobrement note de cette fin de non-recevoir, tend en tout état de cause à montrer qu'il n'en est rien dans le champ des affaires publiques.


De même qu'il convient de ne pas reprocher à Rousseau de ne pas être un féministe au sens moderne du terme, de même il serait anachronique de s'émouvoir du statut politique spécifique des femmes dans l'Amérique coloniale ou dans la jeune République : en un mot, les Américaines sont d'abord et avant tout les épouses des Américains. Alors que les jeunes filles du premier XIXe siècle jouissent d'une certaine liberté (ce trait est remarqué par les contemporains, qui, à l'instar de Tocqueville, soulignent l'indépendance conférée aux jeunes Américaines par leur éducation80), une fois mariée, la femme américaine aliène, bien plus que sa contemporaine française, non seulement tous ses biens (matériels) et tous ses droits (juridiques), mais sa liberté et son identité, puisqu'elle prend un nouveau nom, et ne forme plus qu'un avec son époux. Le statut d'épouse, feme covert sub potestate viri, reste en effet celui de la Common Law anglaise, ainsi présentée par le juriste William Blackstone dans ses Commentaries on the Laws of England, publiés en 1765 et restés une référence un siècle durant81 : "By marriage, the husband and wife are one person in lawÑthat is, the very being or legal existence of the woman is suspended during the marriage, or at least is incorporated or consolidated into that of the husband under whose wing, protection and cover, she performs everything, and is, therefore, called in our law [...] a femme covert, is said to be covert baron, or under the protection and influence of her husband, baron or lord, and her condition during her marriage is called her coverture82". De part et d'autre de l'Atlantique, les similarités dans le contexte conduisent à des situations comparables sur le terrain des révoltes et des révolutions. Mais il n'est pas impossible qu'une spécificité française de la relation politique entre les hommes et les femmes83 puisse être, à mesure que les recherches s'orienteront dans cette direction, établie. , soulignent l'indépendance conférée aux jeunes Américaines par leur éducation (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, Paris, Gallimard, Folio histoire, 1961 [1840], 3e partie, "Éducation des jeunes filles aux États-Unis", chap. IX, pp. 274-277), une fois mariée, la femme aliène tous ses biens (matériels) et tous ses droits (juridiques), voire jusqu'à son identité, puisqu'elle prend un nouveau nom, et ne forme plus qu'un avec son mari. Le statut d'épouse, feme covert sub potestate viri, reste en effet celui de la Common Law anglaise, ainsi présentée par le juriste William Blackstone dans ses Commentaries on the Laws of England, publiés en 1765 (Blackstone constitue la référence non seulement des étudiants en droit jusqu'au milieu du XIXe siècle, cf. Miriam Schneir (ed.), Feminism: The Essential Historical Writings, Random House, New York, 1972, p. 72) mais aussi, à la même époque, des premières militantes féministes) : "By marriage, the husband and wife are one person in law--that is, the very being or legal existence of the woman is suspended during the marriage, or at least is incorporated or consolidated into that of the husband under whose wing, protection and cover, she performs everything, and is, therefore, called in our law [...] a femme covert, is said to be covert baron, or under the protection and influence of her husband, baron or lord, and her condition during her marriage is called her coverture" (cité dans E. P. Hurlbut, Essays Upon Human Rights and Their Political Guarantees, New York, Fowlers and Wells, 1846, reproduction du chap. VIII, "The Rights of Woman" -- souligné dans le texte, cf. http://www.pinn.net/~sunshine/book-sum/hurlbut.html, dernière consultation le 08/10/2004).

(trait remarqué par les contemporains, qui, tel Tocqueville, soulignent l'indépendance conférée aux jeunes Américaines par leur éducation80), une fois mariée, la femme américaine aliène, bien plus que sa contemporaine française, non seulement tous ses biens (matériels) et tous ses droits (juridiques), mais sa liberté et son identité, puisqu'elle prend un nouveau nom, et ne forme plus qu'un avec son époux. Le statut d'épouse, feme covert sub potestate viri, reste en effet celui de la Common Law anglaise, ainsi présentée par le juriste William Blackstone dans ses Commentaries on the Laws of England, publiés en 1765 et restés une référence un siècle durant81 : "By marriage, the husband and wife are one person in lawÑthat is, the very being or legal existence of the woman is suspended during the marriage, or at least is incorporated or consolidated into that of the husband under whose wing, protection and cover, she performs everything, and is, therefore, called in our law [...] a femme covert, is said to be covert baron, or under the protection and influence of her husband, baron or lord, and her condition during her marriage is called her coverture82". De part et d'autre de l'Atlantique, les similarités dans le contexte conduisent à des situations comparables sur le terrain des révoltes et des révolutions. Mais il n'est pas impossible qu'une spécificité française de la relation politique entre les hommes et les femmes83 puisse être, à mesure que les recherches s'orienteront dans cette direction, établie.



Ces expériences, en France et dans l'aire anglo-américaine, permettent de jeter une lumière nouvelle sur l'action des femmes en période révolutionnaire. Les femmes des révoltes et des révolutions sont en effet, à la fin du XVIIIe siècle, de véritables actrices, au même titre que les hommes, à des places et fonctions différentes.

Il se dessine là une spécificité indéniable qu'on peine, aujourd'hui, à saisir dans toute sa complexité, un culte de la différence naturelle qui nous heurte -- quand à l'époque c'étaient les différences sociales, pensées comme injustes, qu'il s'agissait de corriger. On a pu parler de ces révolutions-sÏurs comme se bâtissant toutes deux sur le rejet de la différence féminine pour mieux penser l'égalité entre les hommes84. Nous souhaiterions ici formuler les choses autrement : les hommes et les femmes de 1776 et de 1789 ont moins "rejeté" la différence qu'ils ne l'ont faite leur. Ils ont tiré profit de la différence de sexe naturelle pour mieux faire ressortir ce que les hommes pouvaient avoir en commun au-delà de cette longue tradition de distinctions natives, sur le territoire national ou en métropole. Rousseau a cherché à faire reposer la République sur cette répartition conjugale des attributions, selon le modèle antique ; les révolutionnaires et les patriotes l'ont suivi, le Code civil et la politique fédérale l'ont consacré. L'organisation politique qui en ressort, en deux sphères séparées, ne doit donc pas tromper : c'est toujours dans la sphère familiale, dans la domestic sphere, en tant qu'unité du politique, qu'elle prend sens, qu'elle permet de comprendre comment et pourquoi les femmes ont adhéré à une logique qui ne leur reconnaissait pas la même participation qu'aux citoyens, à une souveraineté nationale qui ne les incluait pas en tant qu'électrices. C'est qu'elles se sont pensées en référence à l'unité d'intérêts qu'elles forment, par nature, avec le chef de leur famille, qu'il soit père ou époux. Et que ce statut d'épouses et mères de citoyens, dans un contexte de refondation et de régénération de la Nation, était proprement révolutionnaire.



Notes

1. Une version sans notes, avec références intégrées dans le texte, doit être publiée dans Anne Jollet (coord.), Révoltes et révolutions en Europe (Russie incluse) et aux Amériques de 1773 à 1802 en dissertations corrigées, Paris, Ed. Ellipses, 208 p. (à paraître fin 2004-début 2005).

2. Définitions respectives de révolte et révolution selon le Robert Brio, 2004. Plus précisément, le Robert distingue deux acceptions pour le terme "révolte" : c'est à la fois, premier sens, une "action collective, généralement accompagnée de violences, par laquelle un groupe refuse l'autorité politique existante, la règle sociale établie, et s'apprête ou commence à les attaquer pour les détruire" et, second sens, une "résistance, opposition violente et indignée; attitude de refus et d'hostilité devant une autorité, une contrainte." (Le Petit Robert, 1996) ; quant aux nombreuses définitions de "révolution", on s'intéresse tout particulièrement à "Changement brusque et important dans l'ordre social, moral; transformation complète" et plus encore à "Ensemble des événements historiques qui ont lieu dans une communauté importante (nationale, en général), lorsqu'une partie du groupe en insurrection réussit à prendre le pouvoir et que des changements profonds (politiques, économiques et sociaux) se produisent dans la société" (ibid.).

3. "L'on peut seulement dire que la femme soldat dans les armées révolutionnaires n'est ni un mythe, ni un personnage d'exception. (...) Celles qui se battaient ainsi étaient des jeunes filles ou des femmes exaltées, ayant souvent un parent soldat." Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinea, 1989 (ici pp. 240 et 242) qui déborde largement le seul terrain militaire pour offrir un vaste panorama de l'action des femmes du peuple dans le processus révolutionnaire. Voir également l'article de Jacques Guilhaumou et Martine Lapied, "L'action politique des femmes pendant la Révolution française", in Encyclopédie historique et politique des femmes, sous la dir. de Ch. Fauré, Paris, PUF, 1997 ainsi que, de Martine Lapied, "La fanatique contre-révolutionnaire, réalité ou représentation ?", in Le genre face aux mutations, Masculin et féminin du Moyen Age à nos jours, sous la dir. de Luc Capdevila, Sophie Cassagnes et al., Rennes, PUR, 2003. En ce qui concerne les États-Unis, la plupart des éditions récentes des manuels d'histoire américaine, tels que A People and a Nation (Mary Beth Norton, David M. Katzman et al., A People and a Nation, Boston, New York, Houghton Mifflin Company, 6e éd., 2003) fournissent des informations et autres références que l'on peut compléter avec profit par des recherches connexes sur le Web et la consultation de sites diversement personnels qui proposent des informations riches quoique parfois non dénuées de visées militantes.

4. Quelques actions prennent place dans les colonies anglaises d'Amérique du Nord au sujet de l'approvisionnement ; rien de comparable cependant avec ce qui se passe en Europe à la même époque.

5. Un exemple typique est donné par un ouvrage ancien encore réédité dans les années 1960 : John L. Hammond & Barbara Hammond, The Village Labourer, 4th ed. (London, Longmans, Green, 1927, reprint 1966).

6. "Initiators of the riots were, more often, the women". (E. P. Thompson, Customs in Common, Penguin Books, 1993 [1e éd. 1991], p. 232 et suivantes ; ces arguments avaient cependant été formulés vingt années plus tôt, cf. "The moral economy of the English crowd in the eighteenth century", Past & Present, n°50, fév. 1971, pp. 71-136 ; tr. fr. disponible sous le titre "L'économie morale de la foule dans l'Angleterre du XVIIIe siècle", in Guy-Robert Ikni et Florence Gauthier (dir.), La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire du libéralisme économique, Montreuil, Éditions de la Passion, 1988, pp. 31-92. Les préoccupations se ressemblent de part et d'autre de la Manche : S. Kaplan a montré que les Français étaient également attentifs non seulement à la quantité mais aussi à la qualité du pain (Steven L. Kaplan, The Bakers of Paris and the Bread Question, 1700-1775, Durham, Duke UP, 1996, 761 pp.).

7. Cf. Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses..., op. cit., p. 352.

8. Il meurt en 1843.

9. "Women are more disposed to be mutinous ; they stand less in fear of law [...] partly because they presume upon the privilege of their sex [...]", Robert Southey, Letters From England, 2 vols, London 1814 ed), II, p. 47, cité dans Thompson, op. cit., p. 234.

10. "Elles savent qu'il y a un préjugé en leur faveur, que les autorités séviront moins méchamment contre elles que contre leurs pères, frères ou maris." (Jean Nicolas, La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, Paris, Seuil, L'Univers historique, 2002, p. 270)

11. Ibid., p. 271.

12. Pour des exemples concernant la France, voir J. Nicolas, idem ; J. Bohstedt cite quant à lui le cas d'une Anglaise initialement condamnée à la pendaison et finalement bannie (J. Bostedt, op. cit., p. 51).

13. J. Nicolas, ibid.

14. J. Nicolas, op. cit., p. 273.

15. J. Bohstedt, op. cit., pp. 50-51.

16. "In many communities women worked shoulder to shoulder with men to defend those households in the marketplace. Households were defended by households, not by housewives. Protoindustrial women were nearly coequal to men both as breadwinners and bread rioters."; (John Bohstedt, "The Myth of the Feminine Food Riot : Women as Prot-Citizens in English Community Politics, 1790-1810", in Applewhite et Levy, op. cit., pp. 21-60, p. 21)

17. Ibid., p. 269.

18. Cf. Jean-Clément Martin, "Femmes et guerre civile, l'exemple de la Vendée, 1793-1796", Clio, n°5, 1997.

19. Sur la participation et l'implication des femmes d'émigrés dans la tourmente révolutionnaire, cf. Jennifer Heuer, "Family Bonds and Female Citizenship: Émigré Women under the Directory"; in Howard G. Brown & Judith A. Miller (ed.), Taking Liberties, Problems of a New Order from the French Revolution to Napoleon, Manchester/New York, Manchester UP, 2002, 210 p.

20. Si ce produit n'est pas, chronologiquement, le premier taxé, le Tea Act de 1773 est cependant le plus emblématique du mouvement d'imposition des colonies américaines. D'une manière générale, en agissant au plan économique, les Bostoniennes, qui font le serment de ne recourir aux vertus de la théine qu'en cas de maladie, ou leurs consoeurs de Wilmington, en Caroline du Nord, qui brûlent leurs réserves de thé au terme d'une procession solennelle, se placent sur le même plan que les sujets anglais exaspérés par les taxes mises en place par Londres. Sur l'expérience révolutionnaire des Américaines, cf. Mary Beth Norton, Liberty's Daughters, The Revolutionary Experience of American Women, 1750-1800, Cornell University, 1996 (1ère éd. 1980), 384 p.

21. Ainsi le port de vêtements confectionnés sur place est-il encouragé, de même que sont organisées des séances collectives de tissage. Parmi les très nombreuses références, voir, pour un texte en français, Linda Kerber, "L'action des femmes dans la Révolution américaine", in Fauré, op. cit., p. 123-124.

22. Cf. Young in Applewhite & Levy, op. cit., ainsi que Kerber in Fauré, op. cit.

23. Ce même mouvement continue une fois la Révolution engagée : confection de vêtements et d'armes pour les soldats, vastes collectes de fonds, toute forme de participation est bonne pour soutenir l'effort de guerre des patriotes.

24. Outre la biographie d'Olivier Blanc (Olympe de Gouges, une femme de libertés, éd. rev. et augm., Paris, Syros-Alternatives, 1989, 244 p.), cf. Femmes et pouvoir. Réflexions autour d'Olympe de Gouges, sous la dir. de Shannon Hartigan, Ra McKay et Marie-Thérèse Seguin, Moncton (N.B.), Ed. d'Acadie, 1995, 290 p., ainsi que le chapitre que lui consacre Joan Wallach Scott dans La Citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l'homme, tr. fr. de Only Paradoxes to Offer, Paris, Albin Michel, 1998 [éd. originale 1996].

25. Cette dernière "pressa le congrès de ne pas oublier que 'bien qu'elle n'eût point combattu, elle avait sacrifié toutes ses capacités pour acheter aux soldats nourriture et vêtements et qu'ils eussent des couvertures, et depuis lors, avait dû coucher sur la paille, ce dont elle était heureuse (If She did not fight She threw in all her mite which bought the Solgers food & Clothing & Let them have Blanckets and Since then She had bin obligd to lay upon Straw & glad of that)", cité avec conservation de l'orthographe originale dans Linda Kerber, "L'action des femmes dans la Révolution américaine", in Encyclopédie politique et historique des femmes, dir. Chr. Fauré, Paris, PUF, 1997, pp. 119-137, p. 119.

26. Toute une histoire politique a pu se construire sous le seul angle de la participation masculine (cf., par exemple, l'ouvrage qui fut le plus médiatisé au moment du bicentenaire de la Révolution française : F. Furet, La Révolution. De Turgot à Jules Ferry. 1770-1880, Histoire de France Hachette, Paris, Hachette, 1988, 525 p.). Elle fut largement dénoncée par l'historiographie dite "féministe" des années 1980-1990 qui, dans un même mouvement, pointait du doigt le machisme, la misogynie et/ou le patriarcat des révolutionnaires. En France, le coup d'envoi fut donné par le colloque de M. Perrot dont la publication est restée une référence (Une histoire des femmes est-elle possible ?, Marseille/Paris, Rivages, 1984), mais c'est sans doute M. Riot-Sarcey, dans l'introduction à La démocratie à l'épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir : Jeanne Deroin, Désirée Gay et Eugénie Niboyet. 1830-1848, Paris, A. Michel, 1994, 365 p.), qui condense le mieux les positions dites féministes sur l'historiographie de la Révolution.

27. C'est bien lui qui, durablement, a semblé faire basculer les anciennes monarchies dans la modernité démocratique ; mais c'est qu'il est aussi, sur le plan des comportements, le signe le plus tangible de l'avènement d'un citoyen en lieu et place de l'ancien sujet du roi. Emblématiques de l'intérêt renouvelé de l'historiographie pour cet objet, les sommes que constituent les ouvrages de Patrice Gueniffey (Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections, préf. de François Furet, Paris, éd. de l'École des hautes études en sciences sociales, 1993, XI-559 p.) et, sous la dir. de S. Aberdam, S. Bianchi, R. Demeude... et al., Voter, élire pendant la Révolution française, 1789-1799. Guide pour la recherche, Ministère de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, préf. de Marcel Morabito, Paris, éd. du CTHS, 1999, 484 p. Sur les pratiques du vote, voir Michel Offerlé, Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, Paris, Gallimard, coll. Découvertes, 1993, 160 p. Sur l'avènement de l'électeur comme emblème de la modernité, cf. Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, 490 p. (réédité en 2001 en collection de poche Folio).

28. Pour une analyse développée de l'historiographie sur l'exclusion politique des femmes, nous renvoyons à l'introduction de la thèse d'Anne Verjus ("Les femmes, épouses et mères de citoyens, ou de la famille comme catégorie politique dans la construction de la citoyenneté (1789-1848)", thèse de doctorat d'Études Politiques sous la dir. de Pierre Rosanvallon, EHESS, 1997), consultable à l'adresse suivante : http://www.upmf-grenoble.fr/cerat/Recherche/PagesPerso/VerjusPlanThese.html. Pour une approche directe de ce positionnement, nous renvoyons aux ouvrages de référence que sont restés ceux de Geneviève Fraisse, Muse de la raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989, 226 p. (paru en coll. de poche en 1995) ; Carole Pateman, The Sexual Contract, Cambridge, GB, Polity press, 1988, XI-264 p., ainsi que Joan B. Landes, Women and the Public Sphere in the Age of the French Revolution, Ithaca, NY/London, Cornell UP, 1988, XI-275 p.

29. "Le transfert essentiel qui a fait pivoter d'un seul coup l'ancien monde vers le monde moderne n'est donc ni en faveur de la République en tant que telle, ni même du peuple : c'est celui [...] qui a transporté la source de tout pouvoir et de toute légitimité d'une puissance transcendante ou d'un homme, à la seule collectivité politique, à la totalité des hommes concernés.", Claude Nicolet, L'idée républicaine en France, Essai d'histoire critique, Paris, Gallimard, coll. bibliothèque des histoires, 1982, p. 401 Voir aussi Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l'homme, Paris, Gallimard, 1992, 341 p. C'est bien, aussi, la rupture nette avec le roi d'Angleterre qui marque la Révolution américaine proprement dite : tant qu'il s'agissait pour les colons de manifester, d'une manière ou d'une autre, leur mécontentement contre les impôts, sans réclamer l'indépendance, il n'était pas question de révolution.

30. Cf. Adrien Bavelier, Essai historique sur le droit d'élection et sur les anciennes assemblées représentatives de la France, Paris, 1874 (réédité à Genve, Mégoriotis Reprints, 1979), pp. 103-105. Sur la conception traditionnelle de la représentation politique, voir Jacques Krynen, "La représentation politique dans l'ancienne France : l'expérience des États généraux", Droits. Revue française de théorie juridique, 6, 1987 ; enfin, sur le Règlement électoral du 24 janvier 1789, voir François Furet, "La monarchie et le règlement électoral de 1789", in Michael K. Baker (ed.), The French Revolution..., op. cit., pp. 375-386.

31. Silence dû en partie à l'absence de travaux sur la littérature féminine ; on redécouvre aujourd'hui cette écriture qui a, dit-on, contribué à faire accéder les femmes à la modernité. Cf. l'ouvrage de Carla Hesse, The Other Enligntenment. How French Women Became Modern, Princeton UP, 2003. Pas moins de 63 pages y sont nécessaires pour répertorier les écrits de femmes ayant publié de 1789 à 1800. En ce qui concerne les États-Unis, la revue bibliographique de Popofsky et Sheldon (Linda S. Popofsky et Marianne B. Sheldon, "French and American Women in the Age of Democratic Revolution, 1770-1815: A Comparative Perspective", History of European Ideas, 8 (1987), pp. 597-609), était assez complète lors de sa parution et reste, malgré les travaux publiés depuis 1987, un point d'entrée éventuellement utile. Voir aussi Katharine M. Rogers (ed.), The Meridian Anthology of Early American Women Writers, from Anne Bradstreet to Louisa May Alcott, 1650-1865, New York, Meridian, 1991.

32. Cf. Requête des femmes pour leur admission aux États généraux ; ainsi que la Requête des dames à l'Assemblée nationale, citées toutes deux par Léon Abensour, La femme et le féminisme avant la Révolution, Paris, E. Leroux, 1923, XXIV-479 p., pp. 450-451, qui placent leurs revendications sur un plan professionnel.

33. Leurs textes, avec ceux de Condorcet, Guyomar, Rhomme, etc., ont été réédités, avec d'autres de la même période, par Élisabeth Badinter, in Paroles d'hommes, 1790-1793 : Condorcet, Prudhomme, Guyomar, Paris, P.O.L., 1989, 185 p.

34. Ibid.

35. Discours de Chaumette à la Commune de Paris, in Révolutions de Paris, n° 216, 27 brumaire an II, t. XVII, réédité par E. Badinter, Paroles d'hommes..., op. cit.

36. Parmi d'autres exemples, cf. Advice from a Lady of Quality to her Children, Newbury-Port, John Mycall, 1789.

37. Cf., sur ce point particulier, les articles d'Annie Geffroy, "Citoyen/citoyenne (1753-1829)", Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), fasc. 4, Désignants socio-politiques, 2, Paris, INALF, 1989 ; William H. Sewell, "Le citoyen/la citoyenne : Activity, Passivity and the Revolutionary Concept of Citizenship", in The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, vol. 2, ed. Colin Lucas, Pergamon Press, 1988 ; ainsi que Dominique Godineau, "Privées par notre sexe du droit honorable de donner notre suffrage...". Le vote des femmes pendant la Révolution française", in La démocratie 'à la française'..., op. cit., pp. 199-211.

38. Cf. Mary Beth Norton, David M. Katzman et al., A People and a Nation, Boston, New York, Houghton Mifflin Company, 6e éd., 2003.

39. Cf. Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses..., op. cit., et "'Privées par notre sexe du droit honorable de donner notre suffrage...' Le vote des femmes pendant la Révolution française", in La démocratie "à la française" ou Les femmes indésirables, actes du colloque interdisciplinaire des 9 et 11 décembre 1993, Paris, organisé par le CEDREF, sous la dir. d'Éliane Viennot, Paris, Publications de l'Université Paris VII-Denis Diderot, 1996, 288 p., ici pp. 199-211.

40. M. Humbert, Municipium et civitas sine suffragio (l'organisation de la conquête jusqu'à la guerre sociale), École française de Rome, 1978, ainsi que, du même auteur, "Le droit latin impérial : cités latines ou citoyenneté latine ?", in Ktema, n°6, 1981, pp. 207-226.

41. Cf. Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire (1789-1799), Paris, Gallimard, 1976, qui montre bien la prégnance du modèle antique sur la Révolution ; voir aussi Claude Mossé, qui a consacré un ouvrage à cette question particulière : L'Antiquité dans la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1989.

42. "Le vote ne transmet rien de substantiel. En étant vigoureusement vidé de toute idée de mandat, il récuse d'avance toute fonction d'ordre sociologique ou politique. Élection et représentation se trouvent alors dissociées. L'expression de la volonté générale ne se confond pas avec la procédure électorale". Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire de la réprésentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, notamment le chapitre qu'il consacre à "La nature du représentant", ici p. 44 ; cf. également Jean Roels, La notion de représentation chez Roederer, Études présentées à la commission internationale pour l'histoire des assemblées d'États, XXXIII, UGA, Heule, 1968 ; ainsi que Keith Michael Baker, "Representation", in Citizenship. Critical concept, Bryan Turner and Peter Hamilton (ed.), Routledge, London & New York, 1994, vol. 1, pp. 410-436.

43. En tant qu'individus majeurs, les citoyens continuent en effet de "parler" au nom de et pour la Nation, incluant dans leur capacité électorale ceux qui n'ont pas la parole et sont pourtant membres de la nation à part entière, à savoir : les enfants et les mineurs, c'est-à-dire tous ceux qui sont de nationalité française. Toute autre est la question des habitants non nationaux qui sont, de fait, exclus de la participation comme de la représentation.

44. Domestiques qui restent, faut-il le préciser, privés de droit de suffrage pendant toute la période révolutionnaire, y compris dans la fameuse constitution de 1793. Sur ce point, voir Anne Verjus, Le cens de la famille. Les femmes et le vote. 1789-1848, Paris, Belin, 2002.

45. Cf. Thierry Lentz, Roederer, préf. de Jean Tulard..., 1989, Metz, Ed. Serpenoise, 221 p.

46. P.-L. Roederer, "Réflexions sur l'ouvrage du citoyen Guiraudet, intitulé : De la famille, considérée comme l'élément des sociétés", in Journal d'Économie publique, 20 thermidor an V (7 aot 1797), in Oeuvres du Comte P.-L. Roederer, publiées par son fils le baron A.-M. Roederer,... Paris, impr. de Firmin-Didot frres, 1853-1859, 8 vol., ici vol. 5, p. 98. Roederer n'avait pas attendu 1797 pour formuler ce principe, puisqu'on le trouve formulé dans des termes équivalents dans De la députation aux États généraux, publié en 1788 (in Oeuvres..., vol. 7) ainsi que dans son projet de constitution de 1795 où il déclare : "Je dis que pour être citoyen il faut avoir intérêt et moyen de servir l'Etat : intérêt, parce que c'est une garantie de zèle ; moyen, parce que le zèle impuissant ne serait d'aucune utilité. Je dis un intérêt direct, pour distinguer les femmes, les enfants, les domestiques, tout ce qui vit sous la domination et la protection de famille, et n'a qu'un intérêt éloigné à la prospérité publique, du pater familias, du chef de famille, de l'homme indépendant, qui vit immédiatement sous la protection de la loi et a un intérêt toujours pressant à l'ordre social."

47. Cf. Anne Verjus, Le cens de la famille, op. cit., ainsi que Lynn Hunt, Le roman familial de la révolution française, préf. de Jacques Revel, Paris, Albin Michel (tr. fr. de The Family Romance of the French Revolution, 1992), 1995.

48. C'est Pierre-Louis Roederer qui a le mieux explicité ce fonctionnement du système électoral révolutionnaire. Pour une analyse de ces textes et de cet auteur encore trop mal connus, cf. Anne Verjus, Le cens de la famille..., op. cit.. Parmi les historiens de la période, William H. Sewell est, à notre connaissance, l'un des seuls à avoir posé l'importance de la famille dans la pensée et l'action politiques révolutionnaires. Cf. Gens de métier et révolutions, le langage du travail de l'Ancien Régime à 1848, Paris, Aubier, 1983, p. 190 : "En fin de compte, disait-il, ce n'était pas le simple citoyen mais la famille individuelle, incarnée par le père de famille, qui était l'unité politique de la nation française".

49. Colette Capitan, La nature à l'ordre du jour, 1789-1793, Paris, Kimé, 1993, le chapitre 3 sur Rousseau comme figure d'un "sexisme ordinaire", notamment pp. 89- 90 et 109-113.

50. Mona Ozouf, Les mots des femmes. Essai sur la singularité française, Paris, Fayard, coll. L'esprit de la cité, 1995. Il faut lire George Sand lorsqu'elle évoque sa visite aux Charmettes et prend, à cette occasion, la défense de J.-J. Rousseau accusé d'avoir abandonné ses enfants. Une récente réédition de ce texte a été faite par les Presses Universitaires de Grenoble, dans Mademoiselle La quintinie, suivi de A propos des Charmettes, Grenoble, 2004. Dans son Histoire de ma vie, elle raconte également comment cette "grande dame" qu'était sa grand-mère, Mme Dupin, entichée du philosophe, avait poussé l'excentricité jusqu'à nourrir son enfant au sein. Voir également Claude Ferval, Jean-Jacques Rousseau et les Femmes, Paris, Arthme Fayard et Cie, éditeurs, 1934, 415 p. ; ainsi que Claude Habib, Le consentement amoureux. Rousseau, les femmes et la cité, Paris, Hachette littératures, 1998, 296 p. La littérature fournit d'autres exemples de cet enthousiasme pour les préceptes rousseauistes ayant mieux à s'implanter en Russie que les armées de Napoléon : une fois devenue mère, dans l'épilogue du roman, la Natacha de La Guerre et la paix de Tolstoï observe ainsi les préceptes du philosophe français.

51. Mona Ozouf, Les mots des femmes..., op. cit., p. 101.

52. Rousseau, Émile ou de l'éducation, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 465.

53. Cf. Ann Willeford, "Une alternative à la philosophie des Lumières (1700-1750)", tr. fr. in Danielle Haase-Dubosc et Éliane Viennot (eds), Femmes et pouvoirs sous l'Ancien Régime, Paris, éd. Rivages, 1991, p. 226.

54. Et d'ajouter : "Une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler d'esprit que de visage, et la perfection n'est pas susceptible de plus ou de moins." (Rousseau, Émile..., op. cit., p. 466)

55. Les clauses du contrat "se réduisent toutes à une seule : savoir, l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être, et nul associé n'a plus rien à réclamer : car, s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l'être en tous ; l'état de nature subsisterait, et l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine." (Rousseau, Du contrat social, Paris, Union Générale d'Editions, coll. 10/18, 1973, p. 73)

56. Laquelle "n'a pour bornes que les forces de l'individu" (ibid., p. 39)

57. Ibid.

58. Ibid.

59. Rousseau, Émile..., op. cit., p. 38.

60. Voir l'exemple qu'il donne, du Lacédémonien Pédarte et de la femme de Sparte : "Le Lacédémonien Pédarte se présente pour être admis au conseil des trois cents ; il est rejeté : il s'en retourne tout joyeux de ce qu'il s'est trouvé dans Sparte trois cents hommes valant mieux que lui. Je suppose cette démonstration sincère ; et il y a lieu de croire qu'elle l'était : voilà le citoyen. Une femme de Sparte avait cinq fils à l'armée, et attendait des nouvelles de la bataille. Un ilote arrive ; elle lui en demande en tremblant : "Vos cinq fils ont été tués. --Vil esclave, t'ai-je demandé cela ? --Nous avons gagné la victoire !" La mère court au temple, et rend grâces aux dieux. Voilà la citoyenne." (Rousseau, Du contrat social..., op. cit., p. 39).

61. On peut citer par exemple par ordre chronologique, Les Fastes de Louis XV (1782 ), Louise de Keralio, Les crimes des reines de France (1791), ainsi que les médecins Jacques-André Millot, L'art d'améliorer et de perfectionner les hommes, au moral comme au physique (1801) et Julien-Joseph Virey, De la femme considérée sous le rapport littéraire (1809).

62. Ainsi entend-on Roederer, à maintes reprises, défendre le principe de l'unité familiale en politique : "Relativement à l'état social, les enfants et les femmes sont en quelque sorte partie du chef de la famille. Et en effet, un père, une mère, un enfant en bas âge, tout cela n'est pas autant d'individus indépendants ; tout cela ne forme qu'une unité. Les jambes, les bras, la tête de l'époux et du père sont la propriété de la femme et de l'enfant. L'homme et la femme font partie l'un de l'autre ; ce sont deux moitiés d'un même tout, et cette locution, qui semble n'être qu'une métaphore de l'amour, est bien plutôt une vérité philosophique." P.-L.Roederer, "Dixième discours sur l'organisation sociale", in Oeuvres..., op. cit., t. 8, p. 245.

63. Cf., pour aller au plus facile d'accès aujourd'hui, les textes publiés par E. Badinter, Paroles d'hommes..., op. cit., ceux publiés par A. Farge et M. Foucault, Le désordre des familles ; ainsi que ceux mis à disposition par les éditions Belin, en annexe à l'ouvrage de A. Verjus, Le cens de la famille..., op. cit., sur http://www.editions-belin.com.

64. P.-L. Roederer, "Cinquième Discours sur l'organisation sociale", lu au lycée le 3 mars 1793, in Oeuvres..., op. cit., tome 8, pp. 185-186.

65. Cf. les travaux engagés sur les Sciences de gouvernement, notamment dans le cadre de l'ACI récemment mise en place par Pascale Laborier et le CURAPP, le laboratoire de sciences politiques de l'Université d'Amiens.

66. Cf. Joanna Kitchin, Un journal "philosophique" : La Décade (1794-1807), M. J. Minard, Paris, 1965, 315 p. ; sur la philosophie utilitariste, on pourra se référer à Chritian Laval, Jeremy Bentham, Le pouvoir des fictions, Paris, PUF, 1994, 124 p.

67. Cf. Anne Verjus, "De la passion des honneurs comme art de gouvernement chez Pierre-Louis Roederer", in De l'honneur dans la légion d'honneur, colloque de Boulogne-sur-Mer, organisé par Xavier Boniface, à paraître fin 2004.

68. En 1768, aucun état d'âme n'était permis entre le thé et la liberté -- mots qui hélas ne riment qu'en français : "[...] rather than freedom we part with our tea" (extrait d'un poème anonyme publié dans le journal The Pennsylvania Gazette en 1768 ; pour le texte intégral, cf. par exemple http://www.americansonsofliberty.com/daughtersofliberty.htm, dernière consultation le 08/10/2004).

69. Une cinquantaine de résidentes de Caroline du Nord se déclarent officiellement en faveur du blocus colonial en 1774, par exemple (parmi les nombreuses références de cet événement, voir par exemple, en français, L. Kerber, in Fauré, op. cit., p. 124).

70. "[...] on the eve of the public resistance to Britain the women of Boston were heirs to some traditions they shared with men in the public sphere: attending evangelistic mass meetings, walking in funeral processions, and shaming criminals in execution rituals. As Bostonians, they were hardly strangers to mob action or to exhorting men in time of war. By custom they had a role as decision makers in the domestic sphere as consumers and household producers. From 1765 to 1775 decisions that were personal and private would become political and public." (A. Young, op. cit., p. 193)

71. Cité dans J. Nicolas, op. cit., p. 271.

72. A People and a Nation, op. cit., p. 112.

73. Cf., parmi de nombreux exemples, Mary Beth Norton, Liberty's Daughters..., op. cit. : l'auteur avance que les hommes politiques, qui avant la Révolution considéraient la sphère privée comme séparée du champ public, en viennent à voir dans le foyer un élément-clef du système républicain. Une thèse similaire est développée dans Linda Kerber, Women of the Republic: Intellect and Ideology in Revolutionary America, New York, 1985.

74. Lettre de 1780, citée in Melanie Klark, "The Role of Republican Motherhood and the Emergence of the Public Woman", http://www.law.msu.edu/students/wlc/the_caucus_march02.html (dernière consultation 08/10/2004).

75. Nous sommes donc au printemps 1776.

76. De même qu'il convient de ne pas reprocher à Rousseau de ne pas être un féministe au sens moderne du terme, de même il serait anachronique de s'émouvoir du statut des femmes dans l'Amérique coloniale ou de la jeune République : en un mot, les Américaines sont d'abord et avant tout les épouses des Américains. Alors que les jeunes filles du premier XIXe siècle jouissent d'une certaine liberté (ce trait est remarqué par les contemporains, qui, à l'instar de Tocqueville, soulignent l'indépendance conférée aux jeunes Américaines par leur éducation (Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. II, Paris, Gallimard, Folio histoire, 1961 [1840], 3e partie, "Éducation des jeunes filles aux États-Unis", chap. IX, pp. 274-277), une fois mariée, la femme aliène tous ses biens (matériels) et tous ses droits (juridiques), voire jusqu'à son identité, puisqu'elle prend un nouveau nom, et ne forme plus qu'un avec son mari. Le statut d'épouse, feme covert sub potestate viri, reste en effet celui de la Common Law anglaise, ainsi présentée par le juriste William Blackstone dans ses Commentaries on the Laws of England, publiés en 1765 (Blackstone constitue la référence non seulement des étudiants en droit jusqu'au milieu du XIXe siècle, cf. Miriam Schneir (ed.), Feminism: The Essential Historical Writings, Random House, New York, 1972, p. 72) mais aussi, à la même époque, des premières militantes féministes) : "By marriage, the husband and wife are one person in law--that is, the very being or legal existence of the woman is suspended during the marriage, or at least is incorporated or consolidated into that of the husband under whose wing, protection and cover, she performs everything, and is, therefore, called in our law [...] a femme covert, is said to be covert baron, or under the protection and influence of her husband, baron or lord, and her condition during her marriage is called her coverture" (cité dans E. P. Hurlbut, Essays Upon Human Rights and Their Political Guarantees, New York, Fowlers and Wells, 1846, reproduction du chap. VIII, "The Rights of Woman" -- souligné dans le texte, cf. http://www.pinn.net/~sunshine/book-sum/hurlbut.html, dernière consultation le 08/10/2004).

77. "In the new Code of Laws which I suppose it will be necessary for you to make I desire you would Remember the Ladies [...]", 31/03/1776, tr. fr. partielle dans L. Kerber in Fauré, op. cit., p. 131 ; pour la correspondance entre les époux Adams, se reporter au dossier "Adams Electronic Archive" proposé par la Massachusetts Historical Society : http://www.masshist.org/DIGITALADAMS/AEA/letter/ (dernière consultation le 09/02/2006).

78. "As to your extraordinary Code of Laws, I cannot but laugh." (John Adams à Abigail Adams, 14/04/1776).

79. "Altho they [our Masculine systems] are in full Force, you know they are little more than Theory. We dare not exert our Power in its full Latitude. We are obliged to go fair, and softly, and in Practice you know We are the subjects. We have only the Name of Masters." (idem)

80. Tocqueville, 1961.

81. M. Schneir, 1972.

82. In Hurlbut, 1846.

83. M. Ozouf, 1992.

84. Notamment André, 1993.




Création : 15 X 2004 - Dernière modification : 16 X 2004
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